Ministre or not ministre ? (dialogue n°5)

Extrait des mémoires de Juan Garcia Oliver

 

Début novembre 1936. La CNT est au gouvernement de Catalogne depuis un mois. Garcia Oliver y est secrétaire général à la Défense. Le comité des milices a été dissout. Cette fois, le comité national de la CNT accepte de participer au gouvernement de Madrid avec 4 ministres. Horacio Prieto secrétaire national de la CNT vient proposer le ministère de la justice à Garcia Oliver.

 

- L’entrée de la CNT dans le gouvernement de la République a été décidée. On nous donne quatre ministères : la Justice, la Santé et l’Aide sociale, l’Industrie et le Commerce. Pour le Commerce, la Régionale du Levant présente le nom de Juan López ; Peiró accepte l’Industrie si la Régionale catalane est d’accord. J’espère convaincre Federica Montseny pour la Santé et l’Aide sociale. Il me resterait seulement la Justice. Et tout le Comité national est d’accord pour que tu sois le ministre de la Justice.

- Désolé, Horacio, ce ne sera pas possible. Mais soyons clairs. Qui a trouvé cette solution, le Comité national ou le vieux renard de Largo Caballero ?

- C’est le Comité national. Et ça nous a été difficile. Qu’est-ce que tu en penses?

- Je vais te dire. Je pense que cela convient à Largo Caballero. Autrement, il se serait arrangé pour éviter vos démarches. Ils ont déjà emporté l’or de l’Espagne. Pour ça ils n’avaient pas besoin de nous ni des républicains. C’était une opération typiquement socialiste. Le choix des quatre ministères qu’on vous a donnés est aussi typiquement socialiste, seul celui de la Justice est un vrai ministère ; les trois autres sont des Directions générales. Aucun de ces quatre ministères n’a de fonds secrets, dont on peut disposer sans rendre de comptes à personne. Tous les ministères avec fonds secrets sont occupés par des membres honorables du PSOE. Non, je ne peux pas croire que l’intérêt de la CNT soit à l’origine de cette solution.

- Eh bien, tu m’as dit ce que tu penses de Largo Caballero et des socialistes. Dis-moi maintenant si nous pouvons compter sur toi pour le ministère de la Justice. Dans le cas contraire, donne-moi une raison sérieuse.

- Je te donnerai trois raisons sérieuses. La première est qu’en décidant de faire partie du gouvernement de Madrid, la CNT a consommé le renoncement total à ses principes et à son projet de révolution sociale ; la deuxième, c’est qu’en envoyant au gouvernement quatre ministres catalans, oubliant de façon impardonnable les régionaux du Centre, on démontre une ignorance absolue de ce qu’est la CNT, ensemble fédératif de syndicats régionaux ; la troisième : m’enlever du secrétariat général du ministère de la Défense de Catalogne c’est casser l’équilibre antifasciste en Catalogne. Moi hors d’ici, toutes les amarres sauteront et ce sera très vite le chaos dans toute la Catalogne.

- Je ne suis pas d’accord avec toi. Tu surestimes ton importance dans ce prolongement du Comité des milices qu’est le secrétariat général du Conseil de la Défense. Tu surestimes aussi le rôle des Régionales dans ce que ce doit être la composition du gouvernement. Et tu sous-estimes le fait que le Comité national a tenu compte des tendances idéologiques au sein de la CNT, en attribuant deux ministères à la tendance trentiste et deux autres à la tendance faïste.

- Je ne suis ni trentiste ni faïste, je réaffirme mes points de vue et, définitivement, je te dis que je n’accepte pas d’être ministre.

- Je considère ta présence dans le gouvernement comme indispensable. C’est aussi l’opinion du Comité national, du Régional du Centre et du Régional du Levant. Si la Régionale catalane pense la même chose, je ne vois pas comment tu pourras éviter d’être ministre de la Justice.

- Eh bien, Horacio, c’est toi qui dois l’éviter. Tu dois dire au Comité régional de Catalogne que je refuse formellement d’être ministre.

- Tu sais que je ne le ferai pas. Je pense que sans toi notre entrée au gouvernement serait un échec. Toi seul peux lutter contre les requins parlementaires.

Et il partit souriant comme une encoche dans le fil d’un couteau. Il était arrivé vers 10 heures du matin et il était déjà près d’une heure de l’après-midi quand nous avons terminé l’entretien. Après tout, pensais-je, dans la Régionale catalane je pourrais trouver au moins une douzaine de camarades ayant une vocation de ministre de la Justice ou autre.

Le secrétaire entra, inquiet. Horacio, avant de le quitter, l’avait chargé d’une mission :

- Rappelle à Juan que demain il doit être à Madrid. Je ne partirai pas de Barcelone sans lui.

- Ne fais pas attention -lui dis-je.

- Méfie-toi. Quand il est arrivé ce matin, Horacio venait déjà du Comité régional. J’ai compris que Federica accepte à deux conditions : qu’ils t’obligent à accepter et que ses parents l’autorisent à être ministre sans cesser d’être anarchiste.

- C’est une grande farce de demander l’autorisation d’être ministre et anarchiste. « La Nena » croit vraiment qu’elle est mineure !

Il devait être sept heures du soir quand Marianet m’appela du Comité régional.

- Horacio a gagné sur toute la ligne. Pour former un gouvernement il compte sur l’acceptation inconditionnelle de Peiró et de López. Federica aussi est d’accord, à une seule condition, que tu acceptes d’être ministre ou, dans le cas contraire, qu’on t’oblige à accepter. Elle dit qu’on ne la fera pas aller comme ministre à Madrid si tu restes à la tête du secrétariat général de la Défense. Elle est sure que tu profiterais de la situation pour faire un coup de force.

- Qu’elle aille donc, cette hystérique, se ridiculiser dans ces petits ministères qu’Horacio a obtenus ! Et qu’elle me laisse tranquille ici. Ecoute-moi bien, Marianet, si j’abandonne la force que nous possédons depuis le secrétariat de la Défense, nos adversaires se jetteront sur les positions que nous occupons. Et je ne crois pas que nous en verrons la fin.

- Nous avons prévu ton objection. Prends note : le Plénum régional et local de Barcelone a décidé de désigner Juanel pour te succéder au secrétariat de la Défense et de te communiquer que tu as le devoir d’accepter d’être ministre.

- Dans ce cas, que ma protestation figure dans l’acte de cette Réunion plénière.

- D’accord, elle sera mentionnée. Je te passe Horacio pour que vous vous mettiez d’accord.

- Bien, Juan, quand seras-tu prêt pour partir à Madrid ?

- Je suis toujours prêt, même pour aller en enfer. Je sais que ça te fait rire, Horacio. Mais aujourd’hui tu as commis beaucoup d’erreurs. Maintenant c’est à toi de prendre note : cela ne peut pas bien finir.

- Nous le verrons. J’ai encore des choses à faire. Je t’attends ce soir à dix heures à la porte de la Maison CNT-FAI. C’est bon ? (...)