Toute la pomme ou rien (dialogue n°1)

Extrait de L'écho des pas, mémoires de Juan Garcia Oliver

 

(…) Au cours de l’avant-dernier repas que nous prîmes ensembles, Rosenberg (1) me suggéra :

- Vous n’ignorez pas que, dès les premiers mois de la révolution, en URSS, nous dûmes accepter des négociations de paix. La paix de Brest-Litovsk. Pour l’obtenir, nous dûmes réduire nos aspirations, ne conservant qu’une partie d’entre elles. Peut-être qu’une même opportunité se présentera à vous. Que décideriez-vous si c’était le cas ?

- Je ne crois pas que ce sera le cas. Ce n’est pas une guerre de frontières par laquelle un pays lutte contre les troupes d’autres nations qui veulent l’envahir. Notre guerre est une guerre civile. Eux sont les forces rétrogrades du pays et nous les forces progressistes. Eux et nous sommes d’accord sur un point fondamental, qui est l’Espagne. Nous luttons parce qu’ils veulent pour l’Espagne, pour toute l’Espagne, un régime qui maintienne soumis les Espagnols.

Par contre, nous luttons pour que l’Espagne, toute l’Espagne, soit une nation de citoyens libres. Ceci est un peu difficile à comprendre pour vous, parce qu’à force de nier la valeur de la qualité humaine, vous avez fini par souffrir d’atrophie spirituelle et maintenant vous n’arrivez pas à faire la distinction entre un citoyen libre et un citoyen soumis.

- La vérité c’est que vous, les anarcho-syndicalistes, en raisonnant vous ressemblez aux théoriciens du nationalisme et du libéralisme bourgeois. L’équation est plus simple : deux à se disputer une pomme. Selon ma thèse, matérialiste marxiste, il est préférable d’obtenir la moitié d’une pomme que de rester sans rien. Vous, comme ceux de l’autre camp, vous luttez pour obtenir toute la pomme. Ou rien. (...)

 

1) Marcel Israélevitch Rosenberg, ambassadeur d'URSS en Espagne. Rosenberg est rappelé en URSS en 1938 et exécuté.