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Historien ou chiffonnier par Agustín Guillamón

Historien ou chiffonnier ?

Un spectre menace la science historique, le spectre de la falsification. L’amnésie, mise en pacte par les syndicats et les partis politiques de l’opposition démocratique avec les derniers gestionnaires de l’Etat franquiste, fut une défaite

supplémentaire pour le mouvement ouvrier dans la période de transition, défaite qui a eu des conséquences importantes pour la mémoire historique.

L’amnistie signifia aussi l’amnésie et imposa l’oubli délibéré et « nécessaire » de toute l’histoire d’avant 1978. Il fallait réécrire une nouvelle Histoire officielle, puisque les versions franquiste et antifranquiste ne servaient plus le nouveau pouvoir établi.

Aujourd’hui (2019), alors que toute référence conflictuelle, antagonique, ou qui mettrait en évidence que la guerre civile fut aussi une guerre de classes, a disparu de la mémoire collective, le travail de récupération de cette mémoire comme épisode de l’histoire bourgeoise a pris le dessus. Les mandarins de l’Histoire officielle, ayant minimisé, caché et ignoré le caractère prolétarien et révolutionnaire de la guerre civile, entreprennent la récupération du passé pour en faire le récit de la formation et de la consolidation historique de la démocratie représentative, et des autonomies historiques pour justifier leur constitution en nation.

L’objectivité, en tant qu’idée platonicienne, n’existe pas dans la réalité d’une société divisée en classes sociales. Dans le cas particulier de la guerre civile, l’Histoire officielle se caractérise par son extraordinaire incompétence et son attitude non moins extravagante. L’incompétence réside dans son incapacité absolue à atteindre, ou même à essayer d’atteindre, un minimum de rigueur scientifique. Cette attitude vient de sa négation consciente de l’existence d’un très puissant mouvement révolutionnaire, majoritairement libertaire, qui a conditionné, qu’on le veuille ou non, tous les aspects de la guerre civile.

L’Histoire officielle présente la guerre civile comme une dichotomie entre fascisme et antifascisme, qui facilite le consensus entre historiens universitaires de gauche et de droite, nationaux-catalanistes et néo-staliniens qui, tous

ensemble, convergent pour imputer l’échec républicain au radicalisme des anarchistes, des poumistes* et des masses révolutionnaires, ainsi convertis en bouc émissaire. 

Par l’ignorance, l’omission ou la minimisation des aspects prolétariens et révolutionnaires qui ont caractérisé la période républicaine et la guerre civile, l’Histoire officielle parvient à tout inverser, de sorte que ses principaux grandsprêtres s’imposent la tâ che de tout réécrire et de parachever ainsi l’expropriation de la mémoire historique.

La défaite politique (mais non militaire) des anarchistes en mai 1937, à Barcelone et dans toute la Catalogne, et la répression contre le mouvement libertaire durant l’été 1937 s’accompagnèrent d’une campagne d’infamies, de dénigrement, d’insultes et de criminalisation, venue remplacer la réalité sociale et historique par une nouvelle réalité : la légende noire anti-libertaire. Pour la première fois dans l’histoire, une campagne de propagande politique remplaça la réalité de ce qui s’était passé par une réalité inexistante, construite artificiellement. George Orwell, témoin et victime de cette campagne de dénigrement, de falsification et de diabolisation, l’illustra dans ses écrits par la création du tout-puissant Big Brother. Comme il l’écrit dans son roman 1984 : « Qui contrôle le passé contrôle le futur. Qui contrôle le présent contrôle le passé. »

Il y a une contradiction flagrante entre la fonction d’étude de la mémoire historique et la profession de serviteur de l’Histoire officielle, qui oblige à oublier et à effacer l’existence dans le passé, et donc la possibilité de son retour dans le futur, d’un redoutable mouvement ouvrier révolutionnaire de masse. Cette contradiction entre cette fonction et cette profession se résout ici par l’ignorance volontaire, par les historiens officiels, de ce qu’ils savent ou devraient savoir ; et cela les rend inutiles. L’Histoire officielle se veut objective, impartiale et globale. Mais elle se caractérise par son incapacité à reconnaître le caractère de classe de sa prétendue objectivité. Elle est nécessairement partiale et ne peut adopter d’autre perspective que la perspective de classe de la bourgeoisie. Elle exclut la classe ouvrière du passé, du futur et du présent. La sociologie officielle s’obstine à nous convaincre qu’il n’y a plus de classe ouvrière, plus de prolétariat, plus de lutte des classes ; il appartient à l’Histoire officielle de nous convaincre qu’elle n’a jamais existé. Un présent perpétuel, complaisant, a-critique, banalise le passé et détruit la conscience historique. Mieux vaut un chiffonnier et un collectionneur de vieux papiers qu’un historien.

 

Agustín Guillamón, collectionneur de vieux papiers



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