Dans cet extrait, Juan Garcia Oliver s'entretient avec le sergent Manzana lors de la veillée funèbre de Durruti .
Manzana était avec Durruti quand celui-ci reçut la balle qui le tua lors la défense de Madrid fin novembre 1936.
D'où venait cette balle ?
L"enquête" se poursuit encore. En lire aussi les derniers "rebondissements" dans un texte récent de 2019 sur le site des amis Giménologues :
https://gimenologues.org/spip.php?article861
(...) Dans la maison de la CNT-FAI, la dépouille de Durruti fut veillée toute la nuit. C’était un défilé continuel de gens, essentiellement des travailleurs. Je ne sais pourquoi je restai là planté debout. Derrière moi Aranda et el Viejito. J’allais et venais. Aurelio était près de moi. Je ne vis aucun des membres de cette triplette qui envoya Durruti à Madrid. Je ne vis ni Federica, ni Marianet ni Abad de Santillán. Je vis le sergent Manzana et le docteur Santamaria, éternels compagnons de Durruti qui s’approchèrent de moi. Ils m’embrassèrent et m’exprimèrent leurs condoléances comme si j’avais été le père du mort. L’analogie me parut exacte puisque, en l’absence de sa famille, ma présence pouvait faire croire que j’étais un parent.
À l’oreille, doucement, Manzana me dit :
- Nous voudrions parler avec toi. Seuls.Nous nous éloignâmes. Nous nous retrouvâmes tous les trois dans un coin.
- Il s’agit de quelque chose que nous avons caché à propos de la mort de Durruti. Nous avons laissé courir la nouvelle qu’il avait reçu un coup de feu, ce qui est tout à fait possible dans un endroit où on tirait de partout. Mais ce n’est pas vrai. Durruti n’est pas mort ainsi. Sa mort fut accidentelle. Sortant de sa voiture, il glissa et toucha la crosse de son subfusil Schmeisser naranjero, le percuteur se déclencha et il y eut des coups de feu. L’un d’entre eux le toucha. On ne put rien faire à l’hôpital. Il mourut.
Ces détails me parurent absurdes et ne me bouleversèrent pas. Je me rendis compte qu’il y avait une différence entre la mort héroïque face à l’ennemi et la mort dans un accident, en somme un accident du travail. Ce qui était sûr c’est que la version de la mort héroïque face à l’ennemi avait circulé partout. On ne pouvait la démentir et il ne convenait pas de le faire. De plus, si on enquêtait, on ne saurait jamais la vérité. Dans l’enfer espagnol des passions, chacun donnerait sa version, celle surtout qui pourrait faire du tort aux anarcho-syndicalistes. Nos ennemis de l’intérieur et de l’extérieur finiraient par dire qu’il avait été assassiné par les anarchistes eux-mêmes. Je soumis Manzana et le docteur Santamaria à un petit questionnaire :
- C’est bien la vérité sur sa mort.
- Oui, c’est vrai.
- Vous qui avez vu l’accident, acceptez-vous de garder le secret ?
- Oui.
- Vous n’en avez parlé à personne ?
- Uniquement à toi.
- Si je vous demande de garder le secret, le ferez-vous ?
- Nous le ferons, Juan. Nous en faisons le serment sur cette dépouille mortelle.
- Très bien. Gardez le secret jusqu’à la fin. Nous ferons tout pour qu’il soit enterré comme un héros. Après tout, s’il ne mourut pas comme un héros, il vécut comme un héros pendant son séjour à Madrid.
Hier comme aujourd’hui, trente-sept ans plus tard, cette version de la mort de Durruti que me donnèrent le sergent Manzana et le docteur Santamaria, me paraît incroyable. Il y avait un élément qui n’allait pas dans ce qui allait devenir un casse-tête. Je n’arrivais pas à croire à « en descendant de la voiture, il glissa et déchargea son arme vers le sol ». Bien sûr les fusils mitrailleurs allemands importés par la Garde civile, étaient dangereux surtout si on leur donnait un coup, car le magasin était chargé. Beaucoup d’accidents s’étaient déjà produits de cette façon-là. Mais je n’avais jamais vu Durruti tenant un subfusil Schmeisser. Au mieux, il portait un pistolet à sa ceinture. Et je n’ai jamais vu une photo de lui le montrant avec ce fusil. Et Durruti se faisait photographier dans toutes les postures, même en dormant. Sur le front d’Aragon il avait toujours avec lui le docteur Santamaria au cas où il serait blessé et un photographe pour faire des photos de lui. Tenant compte de la sérénité de Manzana et du docteur Santamaria j’ai toujours pensé qu’un compagnon de son escorte avait du déclencher accidentellement le fusil et Durruti avait reçu la balle.
Ce fut comme ce fut. Laissons les morts en paix. (...)
Garcia Oliver dans l'Écho des pas p 346 et 347 - Éditions Le Coquelicot 2014