La visite la plus inattendue fut celle de Gaston Leval. Je l’avais rencontré en 1922 à Saragosse. Il était photographe ambulant, ce qui lui permettait de parcourir l’Espagne à peu de frais. Il gagnait sa vie en faisant de temps en temps des photos. Et parfois, soit il ne mangeait pas, soit il faisait appel à la solidarité des compagnons. Ainsi à Saragosse, dans le local de l’Alliance républicaine où les militants confédéraux se réunissaient pour
prendre un café et discuter, on fit une souscription en sa faveur. On me chargea de mener la souscription dans le Saturno Park auprès des garçons de café et des cuisiniers catalans de la CNT. (…)
(…) Je savais que Gaston Leval s’intéressait aux problèmes économiques traités sous un angle révolutionnaire. Par contre il ne connaissait pas les économies révolutionnaires. Je pense que les compagnons qui se disaient économistes comme Alaiz qui avait écrit sur « la politique du blé » et Carbo et Santillán qui nous abreuvaient d’articles et de livres sur les problèmes économiques de la révolution, avaient échoué à expliquer notre révolution.
Dans la réalité ce furent les ouvriers et les paysans qui affrontèrent courageusement les problèmes de la production et de la consommation, car ils surent vite que, révolution ou pas, il fallait manger et s’habiller. C’est ainsi que naquirent et se développèrent les collectivités industrielles et paysannes.
- Es-tu venu étudier ou t’installer ici ? Lui demandai-je après nous être salués.
- Je ne sais que te dire, répondit-il, je suis encore un peu déboussolé. Je pense rester afin d’étudier la façon dont vous avez envisagé les problèmes sociaux et les résultats obtenus. J’aimerais aussi participer à une collectivité agricole pour observer ce qu’ils font et les aider dans la limite de mes connaissances. Qu’en penses-tu ?
- Je ne sais que te répondre. Je ne voudrais pas t’influencer. De plus, je suis de ceux qui pensent que les compagnons de valeur comme toi nous sont plus utiles dans leur pays en créant des mouvements antifascistes en notre faveur. Je suppose que tu vas me considérer comme un peu nationaliste. En effet je le suis. Je pense que toute révolution est quelque peu nationaliste.
- Oui, je sais que tu n’as jamais été très orthodoxe tant dans les analyses internationales que nationales. Il suffit pour s’en convaincre d’étudier le rapport dont tu es l’inspirateur du syndicat des manufactures textiles de Barcelone pour le Congrès de la CNT. Mais ce qui passe à l’heure actuelle en Espagne correspond pour 70 % à ce que tu exposais alors à propos du déroulement d’une révolution. Pourrais-tu m’aider à intégrer des collectivités agricoles de Valence ?
- J’imagine que oui. Le secrétaire de la Fédération de paysans du Levant est l’un de mes bons amis.
- Est-il ingénieur agricole ?
- Non. Il est ouvrier dans une maroquinerie. Mais c’est un très bon ouvrier. Pense que la révolution espagnole, là où elle se met en place, est faite par des ouvriers manuels.Les intellectuels sont soit absents soit ils ont échoué.
Je lui donnai deux lettres de recommandation. Et pour le cas où il n’arriverait pas à trouver les compagnons paysans et devait aller d’un endroit à l’autre, je lui donnai deux mille pesetas, tirées de ce qu’il me restait de mon salaire de ministre. J’avais en effet décidé d’amputer de moitié tous les mois ce salaire au profit du Comité national.